En ce 11 novembre où l’on commémore l’armistice de 1918, j’ai eu envie de reprendre ce billet écrit ici même le 13 mars 2008. Seule la photo de Victor et de Blanche est nouvelle ici.
Victor aurait eu 110 ans quand, à côté de mon père, j’ai lu son nom sur la plaque de l’une des si nombreuses croix du cimetière militaire de Suippes.
Drôle de sensation de voir un fils de 80 ans pleurer sur la tombe d’un père de 31 ans.
Ce fils a porté cette blessure en lui toute sa vie. Quoi de pire que l’absence d’un père qu’on n’a jamais connu si ce n’est au travers de photos jaunies et du souvenir entretenu par une mère qui se retrouvait veuve à vingt-trois ans ? Victor est mort peu après sa blessure dans les Dardanelles et son rapatriement en France par le navire-hôpital le Duguay-Trouin en provenance de Salonique. Sur une carte envoyée du bateau et écrite au crayon gris, il faisait part de son impatience de revoir sa Blanche, sa Blanchette, et de serrer enfin dans ses bras ce petit Raymond qui leur était né dix mois plus tôt. Il n’en aura pas eu le temps.
Deux années de guerre, deux années d’horreur : et pourtant rien ne transparaissait jamais dans les brefs messages qui sont parvenus régulièrement à Blanche. Toujours cette même inquiétude pour la jeune femme restée seule au pays. «Pour moi, tout va bien, mais je me fais du souci pour toi».
Pourquoi, dans toutes les lettres écrites par ces hommes envoyés au combat, n’y avait-il jamais une plainte, jamais un mot qui aurait pu faire comprendre l’horreur de ce qu’ils vivaient si loin de chez eux ? Censure ? Peut-être. Pudeur ? Sans aucun doute. Parce qu’ils n’en ont pas plus parlé à leur retour qu’ils ne l’ont fait durant leurs trop rares permissions. Ils auraient eu honte de se plaindre, eux, les hommes, accueillis tels des héros, surtout s’ils rentraient avec un bras ou une jambe en moins, ou avec la gueule cassée. Comment dès lors dire la peur qui les tenaillait au ventre ? Un héros, ça n’a pas peur : même leurs proches n’auraient pas aimé ça. Dans mon enfance, j’en ai connu plusieurs des hommes de ma famille qui avaient fait la Grande Guerre. Aucun d’eux ne m’a jamais dit ce qu’il avait vécu. Il est vrai que cette guerre était terminée depuis longtemps, et qu’une autre, avec son propre cortège de malheurs, l’avait fait oublier. Il en est allé d’ailleurs de même pour les déportés qui ont survécu aux camps de concentration : dans un premier temps, ils ont peu raconté. Sans doute avaient-ils eux aussi compris qu’ils n’étaient pas très nombreux ceux qui avaient envie de les entendre. Comme si nos sociétés éprouvaient le besoin de jeter un voile sur ce que certains comportements révèlent de la nature humaine.
Aujourd’hui encore, je suis remplie de colère quand je pense à ces généraux qui ne voyaient dans ces soldats envoyés au front que de la chair à canon, je suis remplie de colère quand je pense à l’assassinat de ces jeunes gens qui ont eu le courage de résister aux ordres en refusant de partir à l’assaut et de quitter la tranchée une fois de plus. J’enrage de me dire que ceux qui ne les considéraient que comme des pions sur un échiquier ont été fêtés parce qu’ils avaient gagné la guerre. Quelle victoire ?
Alors quand j’ai lu, hier, que Lazare Ponticelli, le dernier Poilu, venait de mourir à l’âge de 110 ans, j’ai pensé à toutes ces vies brisées, à tous ces noms sur les monuments aux morts partout en Europe. J’ai pensé à Victor, mon grand-père, éternel jeune homme de 31 ans, j’ai pensé à son fils de 80 ans et à mon bras passé autour de son cou, pour tenter, en vain, de lui enlever un peu de sa peine, quand nous étions penchés sur sa tombe. Et j’ai pleuré. De colère.
Victor Boy est né le 2 mai 1885 et est mort le 29 août 1916. Sa dernière carte envoyée à son épouse, Blanche Cériché, est datée du 16 juillet 1916 et a été écrite sur le navire-hôpital le Duguay-Trouin. Il n’a jamais rencontré son fils, Raymond Boy, né le 14 octobre 1915.
Merci.
Tu as bien fait de republier ce très texte Dominique.
« ces généraux qui ne voyaient dans ces soldats envoyés au front que de la chair à canon »
« Les sentiers de la gloire »!!! pour reprendre le très beau film de Kubrick.
De ce cimetière de Suippes, un peu de terre et un petit morceau de la croix de la tombe de Victor sont avec Papa maintenant…Ils se sont enfin retrouvés et c’est ça qui compte. Merci de toujours nous le rappeler. Avec toute mon affection et pour Maman. Philo
Philo, heureuse de voir que même de Miami, tu es avec nous.
Mon grand père a fait la guerre de 14/18 du premier …. au dernier jour!!!! Il a été sur tous les champs de bataille. Il n’a pas eu une blessure et est décédé à 94 ans!!
J’ai plusieurs fois essayé de lui faire raconter son témoignage mais en vain.
Mon père était dans la marine de guerre sur un bateau qui était en mer au large de Toulon le jour de la déclaration de guerre, en 1939. Ce bateau n’est pas rentré et le hasard a voulu que ce bateu se soit trouvé à Alexandrie et non pas à Mers el Kebir.
A Mers El Kebir la flotte française ayant refusé de se rendre aux anglais a été coulée. A Alexandrie le choix a été l’inverse. Mon père s’est donc retrouvé avec les forces aliiées et a fait le débarquement en Provence. De ces année de guerre il ne m’a parlé que des « jours heureux » à Alexandrie. De la guerre et du débarquement jamais.
Mon frère ainé a fait la guerre d’Algérie pendant 3 ans. La seule fois ou il m’en a parlé…. c’était fin Novembre quand j’étais allé le voir 1 mois avant sa mort. Il avait besoin d’en parler et je ne peux retranscrire ce qu’il m’a dit.
Un point commun chez ces 3 hommes de ma famille: l’impossibilité de parler de l’horrible à ceux qui ne l’ont pas connu. Peur de ne pas être compris, envie de taire pour retrouver la vie avec les vivants, culpabilité par rapport à ceux qui sont restés, impossibilité de trouver les mots pour faire comprendre l’incomprehensible à ceux qui n’y étaient pas!!
Heureusement qu’il y a les grands écrivains et le cinéma….
Et quand je parle de ce qu’ont vécu ces 3 hommes de ma famille…. je me dis quelle chance tu as, seul de la lignée à faire partie d’une génération qui n’a pas eu à aller faire la guerre.
Merci pour ce témoignage Bernard. Ta dernière remarque, je me la fais souvent aussi, pour toute notre génération.
C’est aussi l’histoire de mon père et de mes grands-parents : mes grands-parents, fiancés en janvier 1914, mariés en mai, mon grand-père part à la guerre en août, est tué en novembre…
naissance de mon père : mars 1915.
J’aime leurs lettres également et j’avais aussi l’habitude d’en publier pour le 11 novembre.
Cette année j’ai eu peur de lasser mes lecteurs;
Tu sais, Rosa, j’ai aussi hésité à reprendre ce texte déjà paru. Je me suis posée la question. Et puis j’avais trop envie de le faire. Parce qu’avant, quand je tapais sur Google « Victor Boy », il n’y avait rien le concernant. Et aujourd’hui, ne pas être retrouvé par un moteur de recherche, c’est un peu comme si on n’avait jamais existé… depuis tout le monde peut savoir – un peu – qui il était.
J’ai envie de faire ça avec tous les anciens. Mais j’ai peur qu’on m’imagine nostalgique… alors je vais prendre le temps…
Je suis allée relire la première lettre de ton grand-père que tu as publiée l’an dernier. Je me souvenais du petit échange que nous avions eu. Moi, ça ne me gênera pas si, l’an prochain, tu nous donnes à lire une autre lettre…
Bonjour et Merci pour ce texte.
il y a quelques années, j’ai retrouvé un petit mot de mon grand-père, comme un fragment de journal intime. cet homme simple, réservé avait laissé libre court à sa colère et écrit en rouge plusieurs fois « Ils ont fait de moi un assassin ».
j’ai 40 ans et il se trouve que mon père aussi a fait 14-18, il avait 17 ans en 1914, est devenu pilote, blessé 2 fois en combat aérien, son histoire n’a pas été la même, il en parlait plus volontiers mais lui aussi pour en dénoncer l’absurdité.
dans ma génération, les problèmes sont tous autres. je suis soulagée de constater que ces hommes ne sont pas oubliés de tous. merci
Merci à vous pour votre témoignage, Juliette. J’imagine l’émotion qui a dû être la vôtre quand vous avez trouvé le message de votre grand-père.
[…] Victor Boy, mon grand-père paternel, mort pour la France le 29 août 1916 à l’âge de 31 ans, enterré à la nécropole nationale « La ferme de Suippes » (Marne). […]
Tu as bien fait de publier ce texte. Le commentaire de Philo est magnifique. Bisous.
[…] – Victor Boy […]