Victor aurait eu 110 ans quand, à côté de mon père, j’ai lu son nom sur la plaque de l’une des si nombreuses croix du cimetière militaire de Suippes.
Drôle de sensation de voir un fils de 80 ans pleurer sur la tombe d’un père de 31 ans.
Ce fils a porté cette blessure en lui toute sa vie. Quoi de pire que l’absence d’un père qu’on n’a jamais connu si ce n’est au travers de photos jaunies et du souvenir entretenu par une mère qui se retrouvait veuve à vingt-trois ans ? Victor est mort peu après sa blessure dans les Dardanelles et son rapatriement en France par le navire-hôpital le Duguay-Trouin en provenance de Salonique. Sur une carte envoyée du bateau et écrite au crayon gris, il faisait part de son impatience de revoir sa Blanche, sa Blanchette, et de serrer enfin dans ses bras ce petit Raymond qui leur était né dix mois plus tôt. Il n’en aura pas eu le temps.
Deux années de guerre, deux années d’horreur : et pourtant rien ne transparaissait jamais dans les brefs messages qui sont parvenus régulièrement à Blanche. Toujours cette même inquiétude pour la jeune femme restée seule au pays. «Pour moi, tout va bien, mais je me fais du souci pour toi».
Pourquoi, dans toutes les lettres écrites par ces hommes envoyés au combat, n’y avait-il jamais une plainte, jamais un mot qui aurait pu faire comprendre l’horreur de ce qu’ils vivaient si loin de chez eux ? Censure ? Peut-être. Pudeur ? Sans aucun doute. Parce qu’ils n’en ont pas plus parlé à leur retour qu’ils ne l’ont fait durant leurs trop rares permissions. Ils auraient eu honte de se plaindre, eux, les hommes, accueillis tels des héros, surtout s’ils rentraient avec un bras ou une jambe en moins, ou avec la gueule cassée. Comment dès lors dire la peur qui les tenaillait au ventre ? Un héros, ça n’a pas peur : même leurs proches n’auraient pas aimé ça. Dans mon enfance, j’en ai connu plusieurs des hommes de ma famille qui avaient fait la Grande Guerre. Aucun d’eux ne m’a jamais dit ce qu’il avait vécu. Il est vrai que cette guerre était terminée depuis longtemps, et qu’une autre, avec son propre cortège de malheurs, l’avait fait oublier. Il en est allé d’ailleurs de même pour les déportés qui ont survécu aux camps de concentration : dans un premier temps, ils ont peu raconté. Sans doute avaient-ils eux aussi compris qu’ils n’étaient pas très nombreux ceux qui avaient envie de les entendre. Comme si nos sociétés éprouvaient le besoin de jeter un voile sur ce que certains comportements révèlent de la nature humaine.
Aujourd’hui encore, je suis remplie de colère quand je pense à ces généraux qui ne voyaient dans ces soldats envoyés au front que de la chair à canon, je suis remplie de colère quand je pense à l’assassinat de ces jeunes gens qui ont eu le courage de résister aux ordres en refusant de partir à l’assaut et de quitter la tranchée une fois de plus. J’enrage de me dire que ceux qui ne les considéraient que comme des pions sur un échiquier ont été fêtés parce qu’ils avaient gagné la guerre. Quelle victoire ?
Alors quand j’ai lu, hier, que Lazare Ponticelli, le dernier Poilu, venait de mourir à l’âge de 110 ans, j’ai pensé à toutes ces vies brisées, à tous ces noms sur les monuments aux morts partout en Europe. J’ai pensé à Victor, mon grand-père, éternel jeune homme de 31 ans, j’ai pensé à son fils de 80 ans et à mon bras passé autour de son cou, pour tenter, en vain, de lui enlever un peu de sa peine, quand nous étions penchés sur sa tombe. Et j’ai pleuré. De colère.
Victor Boy est né le 2 mai 1885 et est mort le 29 août 1916. Sa dernière carte envoyée à son épouse, Blanche Cériché, est datée du 16 juillet 1916 et a été écrite sur le navire-hôpital le Duguay-Trouin. Il n’a jamais rencontré son fils, Raymond Boy, né le 14 octobre 1915.
De la chair à canon? Même pas : Ces soldats n’étaient que des statistiques, des bouts de chiffres au bas de feuilles pour une aristocratie militaire qui pensait peut-être déjà à sa postérité tout en prenant un minimum de risques pour elle-même.
Mais cette histoire m’en rappelle d’autres, plus proches de nous :
Au Japon un discours de plus en plus belliciste et nationaliste s’est invité dans le débât politique : c’est arrivé quand la géneration de dirigeants qui avaient connu et expérimenté très directement la guerre a commencé à s’effacer devant une génération plus jeune qui ne l’avait pas subie
Aux USA, des « commentateurs » du parti républicain tiennent des discours douteux sur la virilité d’Obama : Obama ne serait pas « man enough » pour envoyer d’autres mourir à sa place dans les guerres qu’un président des Ètats Unis se devrait -selon eux- de décréter
Il y a une chose qui me revient de plus en plus souvent à l’esprit, une pensée qui me tourne dans la tête, une évidence masquée : dans les guerres, les véritables braves partent à reculons, quand toutes les autres issues leur ont été fermées, pendant que les lâches font de grand discours sur la beauté du sacrifice tout en se mettant bien à l’abri.
C’est très émouvant Dominique. Merci.
C’est vrai qu’en dehors du lien personnel lié à cette guerre, on ressent un attachement particulier avec elle, comme si elle était à bonne distance, pas trop proche, et pas trop loin dans l’Histoire.
Une pensée pour Victor.
http://www.paroles.net/chanson/17434.1
Témoin privilégié de la scène de Suippes elle reste à jamais gravée dans ma mémoire…
Nous avons la chance, ici, de ne pas avoir connu de guerre depuis plus d’une cinquantaine d’années. Et notre vision est adoucie par ce « confort ».
Il faut se replacer dans les contextes, dans les idées, dans les moeurs, dans l’époque. la guerre est « la guerre », avec tous les aspects qu’il n’est besoin de citer. Il n’y a pas plus ni moins d’horreur dans l’action d’un bouton de départ de missile nucléaire que dans un épisode de boucherie de la grande guerre. L’un parait plus propre, l’autre plus barbare, mais c’est la même chose, de la souffrance, et du pouvoir.
Si en notre pays, la guerre s’est éloignée, un peu, si peu, demain peut être sera elle là, qui sait. Espérons, prions de toute notre âme, mais l’histoire a de la mémoire, et il faut se réaliser que l’horreur, la guerre est une chose maîtrisée ici, mais hélas latente.
Nous avons la chance, ici, de ne pas avoir connu de guerre depuis plus d’une cinquantaine d’années. Et notre vision est adoucie par ce “confort”.<<< C’est vrai.Autre époque…et les hommes d’hier etaient souvent des « taiseux ». Néanmoins aujourd’hui on marche sur la tête, la guerre économique fait rage et prends presque toute la vie (nous y compris) dans ses filets et nos institutions font trop souvent une guerre sans merci aux sans-papiers et aussi aux « lanceurs d’alerte » tels que Dominique Guillet de l’association Kokopelli, Gilles-Eric Séralini, le Pr Belpomme et bien d’autres.Il faut lire « Pesticides .Révélations sur un scandale français » de Fabrice Nicolino pour appréhender la guerre secrète que nous fait la Chimie…guerre larvée qui tue les sols et qui se fait jusque « dans notre peau, dans notre sang ». Des centaines d’études montrent que les produits de la chimie de synthèse agissent sur notre équlibre le plus intime.Et ceux qui viennent de voir « Le monde selon Monsanto sur Arte » savent que ceux-là non plus ne nous laissent pas de répit.C’est eux ou nous…
Votre texte est très beau et j’aime sa double lecture historique et personnelle.
J’ai aussi aimé lire les commentaires et liens (merci Claudio pour Maxime )
Moi, je repense au très beau film
« Les Sentiers de la gloire » de Stanley Kubrick, interdit longtemps en France.
Bon dimanche.
Merci de me rappeler qui était cet homme …. Moi je me souviens de Raymond et j’espère qu’à travers mon fils il y a un peu de ces deux hommes là. Ton article est somptueux. il ne peut laisser indifférent.
[…] tous ceux qui, comme moi (Victor Boy), considèrent que la Première Guerre mondiale a été une saloperie sans nom (Les tirailleurs du […]
Merci Dominique pour ce témoignage de ressenti : d’où nous vient que nous, petits-enfants, soyons tellement touchés par cette tragédie ?
Mon gand-pèreen quelques dates :
Janvier 1914 demande à ma grand-mère de l’épouser
Mai 1914 : mariage
Août 1914 : départ à la guerre
Nov 1914 : tué
juste le temps de concevoir mon père qui lui n’a jamais voulu admettre sa souffrance.
Bien à toi
Je ne sais pas Rosa : mais il est certain que nous sommes touchés… Peut-être par la rencontre entre l’Histoire et notre vie personnelle ? Une Histoire qui a eu bien du mal à reconnaître officiellement ce qu’a été la Grande Guerre, alors que toutes les familles ont été concernées.
Pour lire le témoignage de Rosa :
http://cybermamies.hautetfort.com/archive/2008/11/11/nous-sommes-tous-gais.html#comments
[…] commémore l’armistice de 1918, j’ai eu envie de reprendre ce billet écrit ici même le 13 mars 2008. Seule la photo de Victor et de Blanche est nouvelle […]
[…] je ne veux pas laisser passer cette date anniversaire sans vous renvoyer à un billet écrit le 13 mars 2008 suite au décès du dernier Poilu (Lazare Ponticelli) que j’avais repris le 11 novembre 2009 […]
[…] En ce 11 novembre où l’on commémore l’armistice de 1918, j’ai voulu de reprendre pour la 2e fois ce billet écrit ici même le 13 mars 2008. […]